L’Anglais dormait, il respirait par la bouche comme à son habitude, qu’il fût éveillé ou endormi. Elle se leva de sa chaise et retira doucement de ses mains la chandelle allumée. Elle se dirigea vers la fenêtre pour la souffler, afin que la fumée sorte de la pièce. Elle n’aimait pas le voir ainsi allongé, tenant une chandelle dont la cire coulait sur ses poignets sans qu’on s’en aperçoive, jouant au gisant. Comme s’il se préparait à sa propre mort, comme s’il voulait s’y glisser en imitant son climat et sa lumière.
Debout près de la fenêtre, elle empoigna vigoureusement sa propre chevelure. Dans l’obscurité, ou dans n’importe quelle lumière à la nuit tombante, tranchez une veine et le sang sera noir.
Elle avait besoin de sortir de la pièce. Soudain claustrophobe, elle avait oublié sa fatigue. Elle s’éloigna à grands pas dans le couloir, dégringola l’escalier, alla dans le jardin, puis elle releva la tête comme pour apercevoir la silhouette de la jeune femme qu’elle venait de quitter. Elle revint dans la villa. Elle poussa la porte raide et boursouflée, pénétra dans la bibliothèque, retira les planches des portes vitrées à l’autre extrémité de la pièce et ouvrit celles-ci, laissant pénétrer l’air de la nuit. Quant à savoir où était Caravaggio, elle n’en avait aucune idée. Il passait maintenant la plupart de ses soirées dehors, ne rentrant en général que quelques heures avant le lever du jour. Bref, il n’y avait pas trace de lui.
Elle saisit le drap gris qui recouvrait le piano et le traîna dans un coin de la pièce, comme un suaire, un filet de pêcheur.
Pas de lumière. Elle entendit un lointain grondement de tonnerre.
Elle se tenait devant le piano. Sans regarder, elle baissa les mains et se mit à jouer, juste les harmoniques, réduisant la mélodie à l’essentiel. Elle pausait après chaque série de notes comme si elle sortait ses mains de l’eau pour regarder ce qu’elle avait pris, puis elle reprenait, plaçant le squelette de la mélodie. Elle ralentit encore le mouvement de ses doigts. Elle avait les yeux baissés lorsque les deux hommes se glissèrent par la porte vitrée, placèrent leurs fusils à l’extrémité du piano et lui firent face. Le son des accords flottait dans l’air ; la pièce n’était plus la même.
Les bras ballants, un pied nu sur la grande pédale, elle continuait la chanson que sa mère lui avait apprise et qu’elle étudiait sur n’importe quelle surface – la table de cuisine, le mur de l’escalier dont elle montait les marches, son lit avant de s’endormir. Elles n’avaient pas de piano. Le samedi matin, elle allait jouer au centre communautaire, mais pendant la semaine elle étudiait. Où qu’elle fût. Apprenant les notes que sa mère avait dessinées à la craie sur la table de la cuisine, et, par la suite, effacées. Elle était là depuis trois mois, mais c’était la première fois qu’elle jouait sur le piano de la villa. Dès le premier jour, ses yeux en avaient repéré la forme, à travers la porte-fenêtre. Au Canada, les pianos avaient besoin d’eau. Vous ouvriez l’arrière, vous y glissiez un verre d’eau, un mois plus tard celui-ci était vide. Son père lui avait raconté des histoires de nains qui ne buvaient qu’au piano, jamais dans un bar. Elle n’y avait jamais cru, même si, au début, elle avait pensé qu’il devait s’agir de souris.
Un éclair zébra la vallée. L’orage avait couvé toute la nuit. Elle vit que l’un des hommes était sikh. Elle s’arrêta et sourit, quelque peu étonnée, à coup sûr soulagée. Derrière eux, l’effet des éclairs fut si bref qu’il laissa juste entrevoir son turban et le canon des fusils brillant d’une lueur humide. Le dessus du piano avait été retiré et utilisé comme table d’hôpital pendant plusieurs mois, de sorte que leurs fusils gisaient à l’opposé des touches. Le patient anglais aurait pu identifier les armes. Zut ! Elle était entourée d’étrangers. Pas un seul Italien pur sang. Idylle dans une villa. Qu’aurait pensé Poliziano de ce tableau de 1945 : deux hommes et une femme de chaque côté d’un piano, la guerre qui s’achève, le canon brillant des fusils, dès que l’éclair se glisse dans la pièce, l’emplissant alternativement de couleur et d’ombre toutes les trente secondes, tandis que le tonnerre ébranle la vallée ? Contre-chant. Accords plaqués. Quand j’emmène ma douce prendre le thé...
Vous connaissez les paroles ?
Il n’y eut aucun mouvement de leur part. Oubliant les accords, elle laissa ses doigts se bousculer pour redécouvrir ce qu’elle avait gardé pour elle, un petit air de jazz qui brisa la rengaine pour en faire jaillir des notes et des attaques inédites.
Quand j’emmène ma douce prendre le thé,
Tous les copains sont jaloux.
Aussi je ne l’emmène jamais où va la bande
Quand j’emmène ma douce prendre le thé.
Avec leurs vêtements mouillés, ils la regardaient chaque fois que les éclairs illuminaient la pièce. Tantôt accompagnant les éclairs et le tonnerre, tantôt à contretemps, ses mains jouaient, illuminant l’obscurité entre les éclairs. Elle avait l’air si absorbé qu’ils se savaient invisibles, invisibles à son cerveau qui s’efforçait de se rappeler la main de sa mère déchirant le journal et le passant sous le robinet de la cuisine pour faire disparaître les notes marquées sur la table. La marelle des notes. Puis elle se rendait au centre communautaire pour sa leçon hebdomadaire. Assise, ses pieds n’atteignaient pas encore la pédale, elle préférait donc rester debout, sa sandale posée sur la pédale gauche tandis que le métronome battait la mesure.
Elle se refusait à mettre un terme à tout cela. À renoncer aux paroles d’une vieille chanson. Elle vit les endroits où ils allaient, et où la bande n’allait jamais, envahis d’aspidistra. Elle leva les yeux et leur adressa un signe de tête, une façon de leur dire qu’elle allait s’arrêter.
Caravaggio n’avait pas assisté à la scène. À son retour, il trouva Hana et les deux sapeurs dans la cuisine, en train de faire des sandwiches.